La crise des services publics en milieu rural

Contenu : Depuis les chocs pétroliers des années 70, la France est en crise, et d'une manière plus générale, la plupart des pays occidentaux semblent en crise. Le modèle de la croissance continue des 30 glorieuses est en cause : la crise financière de la dette publique est la partie visible, fortement médiatisée, de cette crise parallèle à celle de l'emploi. Les préoccupations concernant les dépenses publiques se font de plus en plus présentes dans le débat public, et de plus en plus pressantes pour les différents acteurs concernés.
Les services publics à la française restent cependant une valeur forte, appréciée des Français, qui ne semble pas poser de problème particulier – si ce n'est en milieu rural.
En effet depuis une vingtaine d'années, les élus ruraux expriment de plus en plus leur inquiétude quant à la présence (ou au retrait) des services publics. Cette préoccupation devient majeure aussi bien dans la presse que dans l'opinion des élus. La multiplication des collectifs de défense des services publics en milieu rural atteste de cette crise durable. La question des services publics revient dans beaucoup de discours sur les politiques d'aménagement du territoire. Cependant les mesures d'adaptation ne semblent pas calmer les inquiétudes.
L'analyse des évolutions qui impactent l'offre de services en milieu rural ne permet pas d'espérer une amélioration dans les vingt ans qui viennent.

1) UNE CRISE PARADOXALE
Il peut paraître paradoxal de parler d'une crise de services alors que l'offre de services n'a jamais été aussi développée et que les politiques de protection des populations les plus fragiles (RSA, handicap) ne cessent de se développer. La part des services dans le PIB ne cesse d'augmenter. Les résultats sont à la hauteur puisque la population française n'a jamais été aussi bien éduquée et logée, avec une espérance de vie aussi élevée.
Les services d'aide à domicile pour les personnes âgées, les services petite enfance, les services culturels n'ont jamais été aussi développés sur le territoire y compris dans les zones rurales. On peut s'interroger sur la réalité de cette crise qui semble démentie par les faits puisque les services n'ont jamais été aussi développés.
Le sentiment de crise est tout d'abord lié à l'évolution des grands services publics en réseau, monopoles d'État, gérés historiquement par le secteur public, qui ont vu une diminution forte de leur implantation territoriale (fermetures de postes, d'hôpitaux, d'écoles, de perceptions, de tribunaux, « privatisation » d'EDF, de France Télécom...).
Ces évolutions nationales ont un aspect symbolique qui crée un sentiment d'abandon dans les territoires ruraux dans la mesure où la demande sociale ne cesse d'augmenter, du fait de l'augmentation démographique et de la convergence des modes de vie urbains et ruraux.
La crise n'est cependant pas que symbolique. Les collectivités locales, les établissements publics, les associations, les prestataires de services de tout genre sont confrontés à une vraie difficulté pour financer le développement des services. Les modalités de mise en œuvre de la solidarité nationale font appel à des dispositifs de plus en plus complexes, rendant de plus en plus difficile la réponse aux besoins qui ne cessent d'augmenter. Les réponses apportées sont à la marge, proposées au coup par coup et ne semblent pas à la hauteur des enjeux posés par cette crise.
Dans les faits, on constate une augmentation de la pauvreté chez certaines populations, l'exclusion de certains territoires, l'enkystement de certaines situations sociales qui interpellent à juste titre les pouvoirs publics. Les inégalités entre territoires et entre catégories de population s'accroissent. De nombreuses personnes n'ont pas recours aux droits auxquels elles peuvent prétendre pour de nombreuses raisons souvent cumulatives (information, complexité, distance, rejet..).
Il semble y avoir une crise du modèle des services publics, plus globale que les réponses sectorielles qui y sont apportées aujourd'hui. Il ne s'agit probablement pas d'une crise conjoncturelle mais d'une véritable mutation sociétale.

2) DIVERGENCES SUR L'ANALYSE DES CAUSES DE LA CRISE
Si la plupart des citoyens et des responsables politiques s'accordent pour reconnaître les difficultés et l'importance de la crise des services publics en milieu rural, il n'y a pas d'unanimité quant à l'analyse des causes de cette crise.
Pour autant, "la cause de la crise est dans la croissance qui précède" disait déjà Joseph Clément Juglar, le père de la théorie des cycles en économie.

CAUSES EXTERNES
Pour certains, les causes de cette crise du service public sont externes : elles sont liées à la crise économique, elle-même liée à la financiarisation de cette économie, qui entraîne une crise sociétale et un accroissement de la dette des pays développés. Les décisions politiques européennes et nationales en faveur du libéralisme constitueraient la principale cause de la crise des services publics.

CAUSES INTERNES
Pour d'autres, c'est le développement outrancier de l'État-providence qui serait à l'origine de la crise. Le coût croissant des services entraîne un accroissement permanent des prélèvements sociaux, plombe la compétitivité des entreprises, engendre une bureaucratie paralysante et développe un esprit d'assistanat généralisé dans la population. Les politiques de protection sociale seraient à l'origine de la crise économique et financière. Autrement dit, la remise en cause de l'état providence serait un levier pour lutter contre la désindustrialisation et
la récession (réduction de la dette par une réduction des dépenses publiques, donc par une réduction des services publics).

CAUSES SYSTÉMIQUES
À ces analyses idéologiquement marquées et opposées, des analyses plus systémiques et multifactorielles peuvent être ajoutées. L'analyse de l'effondrement des sociétés complexes met en évidence un mécanisme paradoxal. Pour régler leurs difficultés, ces sociétés ont tendance à se complexifier encore plus. Cette complexité passe par la différenciation, la spécialisation, la bureaucratisation, la normalisation, ... Dans le domaine des services, cela passe par :
- une spécialisation extrême au nom de la prise en charge de la diversité des situations particulières et au nom de l'efficacité professionnelle,
- une concentration des services au nom des économies d'échelle,
- une inflation de réglementation normative de plus en plus complexe au nom de la protection des populations et du contrôle des finances publiques.
Parvenues à un certain stade, ces politiques subissent une baisse de rendement marginal où le coût d'organisation devient supérieur à leur capacité de production. Le système est alors en crise.

3) QUAND LE REMÈDE EST PIRE QUE LE MAL
Un phénomène d'hystérésis, connu en physique ou dans l'étude des crises financières, se met en place. Cela signifie que la cause initiale ayant disparu, la difficulté continue à se maintenir et à se propager par sa seule dynamique interne : des dispositifs spécifiques, des réglementations sont mis en œuvre pour résoudre les problèmes constatés. Ces organisations se maintiennent, se perpétuent au-delà du problème social et participent à la complexification des procédures, engendrant parfois des effets négatifs indirects pires que les améliorations produites.

Le cas des services publics est de ce point de vue frappant : au nom de la prise en charge des spécificités, on crée des nouveaux dispositifs qui s'ajoutent à ceux déjà existants. Ce faisant, on diminue la lisibilité de l'offre de services et on augmente les besoins de coordination pour assurer une cohérence entre les services.

L'extrême spécialisation des services produit mécaniquement des effets pervers contre-productifs et participe à la constitution de zones blanches. Ainsi le recentrage des dispositifs emploi-formation sur des publics prioritaires (les personnes fragiles, handicaps, chômeurs de longue durée, jeunes, seniors, quartiers en difficulté..) aboutit à une stigmatisation contre productive de ces publics.
L'approche par public spécifique, qui répond à une certaine rationalité, se trouve, en milieu rural, productrice d'exclusion : par une logique mathématique implacable de densité de population, ces services ne peuvent être présents en proximité car la masse critique (économique) du service ne peut être atteinte ; les publics cibles en sont donc exclus ainsi que tous les autres ruraux.
Dans le même esprit, la concentration des services en ville, pour des raisons de compétence et d’efficience, produit des effets indirects négatifs sur l'accroissement des déplacements, de production de gaz à effet de serre et l'exclusion des publics non mobiles. Cette externalisation de certains coûts sociaux ou environnementaux risque d'augmenter plus vite que l'accroissement de l'efficience économique du service.
Enfin, le souci louable de maîtrise budgétaire et de contrôle de la bonne utilisation des fonds publics aboutit à des délires bureaucratiques où le temps de gestion et de contrôle tend à devenir supérieur au temps de travail effectif au service du public, service qui n'est par ailleurs pratiquement pas évalué qualitativement.

Paul Watzlawick a théorisé ce phénomène paradoxal au travers du principe « toujours plus de la même chose » : les solutions mises en œuvre pour régler une difficulté finissent par devenir le problème ; plus on applique cette solution et plus la difficulté s'accroît, donc on applique encore plus la solution et le problème augmente encore plus...

4) UNE VISION DÉFORMÉE DE LA RÉALITÉ
Si la crise des services publics en milieu rural est aujourd'hui bien présente pour la plupart des responsables administratifs et politiques de même que pour les citoyens, la manière de poser le problème reste caricaturale.
La vision des services publics reste marquée par celle des 30 glorieuses : de grands services publics de réseaux pris en charge par le secteur public, avec un monopole d'État. La confusion entre secteur public, monopole d'État et services publics d'intérêt général entraîne un manque de reconnaissance de la complexité du sujet et de la diversité des situations. Cette diversité est à la source de la complexité du dispositif dont chaque ministère ou chaque acteur ne voit qu'un maillon. Il est nécessaire de prendre du recul sur les approches sectorielles pour voir les logiques à l'œuvre dans l'évolution des services publics depuis le début du siècle dernier afin d'en évaluer la durabilité pour les 20 prochaines années.

5) MUTATION INDISPENSABLE
La question est de savoir si la crise est conjoncturelle ou si c'est une véritable mutation qui est en cours. La durée de cette crise, la diversité des prises de position, les conflits qu'elle engendre, et l'absence de réponse globale aux questions posées par les habitants et les élus des territoires ruraux font penser que cette crise n'est pas que conjoncturelle mais bien le signe d'une mutation nécessaire. La sortie de la crise ne peut se faire par un simple ajustement des politiques actuelles. Elle appelle une réflexion sur les logiques à l'œuvre et le modèle de société. Le repérage des impasses du modèle actuel et des innovations à l'œuvre a l'ambition de permettre une prise de recul pour trouver des solutions à cette crise ou plutôt accompagner la mutation en cours.

Source : "Quel avenir des services en milieu rural ? Cahier des impasses", ADRETS, 2013